Commentaire à ‘Peut-on parler d’une peinture pompier?’, de Jacques Thuillier

Marcelo Gonczarowska Jorge

JORGE, Marcelo Gonczarowska. Commentaire à ‘Peut-on parler d’une peinture pompier?’, de Jacques Thuillier. 19&20, Rio de Janeiro, v. VI, n. 2, abr./jun. 2011. Disponible sur <http://www.dezenovevinte.net/ha/pompier_mgj_fr.htm>. [Portugûes]

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Le livre de Jacques Thuillier[1] - publié en 1984, à Paris - reprend le thème d’une conférence présentée par l’auteur le 27 mars 1980, au Collège de France, où il était alors professeur. Le livre fait des investigations sur la signification du terme pompier, son origine et la charge des valeurs lui rattachées, ainsi que l’appréciation critique de la peinture pompier. En préambule, l’auteur nous averti qu’à l’époque où le manuscrit a été publié, le terme pompier prennait déjà tellement d’ampleur «qu’on s’interroge[ait] sur le rôle qu’il joue[ait] et qu’il [serait] peut être appelé à jouer dans un proche avenir ».

Le texte est particulièrement significatif si nous prennons en compte le fait qu’il ait été elaboré à un moment où les œuvres des peintres du XIXème siècle, dits académiques - comme Bouguereau (1825-1905), Gérôme (1824-1904) et Cabanel (1823-1889) - souffraient une valorisation vertigineuse, démontrant une reprise d’intérêt pour l’art du XIXème siècle encore timide mais certaine dans le marché de l’art e dans les milieux académiques européens et nord-américains. En 1984, la première exposition rétrospective du peintre académique français William Bouguereau  est passée par des musées au Canada, aux Etats-Unis et en France. Le Musée d’Orsay, inauguré en 1986, a consacré une partie de son exposition permanente à des artistes académiques, non sans recevoir une pluie de critiques[2].

Dans le premier chapitre, Thuillier fait bien de citer Esopo[3] quand celui-ci affirme que « les mots ne sont pas innocents »[4]. L’auteur rappele que la discipline de l’Histoire de l’Art, encore attachée à cet esprit victorien obsedé par des classifications, est toujours prête à adopter des termes classificatoires et des subdivisions de manière presque infinie, malgré le fait qu’elles soient de simples conventions. Mais l’auteur craint que, très souvent, les historiens de l’art s’inquiètent outre mesure à debattre davantage les concepts que les œuvres en elles-mêmes, alterant la perception sur ces dernières en fonction des autres. L’auteur, à un certain moment, pose la question suivante : si nous étudiions l’art de la période médiévale focalisant davantage  les illuminures que l’architecture, quelqu’un concevrait la division du Moyen Âge en « roman » et « gothique » ? Thuillier rappele ô combien réelles sont les conséquences de la foi et de l’importance que nous déposons dans les catégories et les concepts :

Palais, châteaux, églises, immeubles doivent dorénavant être réparés ou remplacés, la pluie ronge monuments et statues, les ateliers des artistes sont dispersés à tout venant. Seule la renommée peut protéger et sauver. Or cette renommée dépend du jugement. Et le jugement dépend en grande part des catégories.[5]

En déclarant que l’ensemble des concepts utilisés actuellement dans histoire de l’art du XIXème siècle est «pauvre, précaire dans ses fondements, et sans nulle cohérence »[6], il souligne encore qu’il appartient à l’historien de l’art la responsabilité des choix faits en relation à l’héritage de l’art du XIXème siècle.

Les idées pointées par l’auteur peuvent nous mener à une réflexion sur le besoin de classifier et répertorier les styles et les périodes artistiques. Peut-on considérer que Poussin soit un peintre baroque ? Son style, ne s’approche-t-il pas plus d’un Raphaël que d’un Rubens ? Et Goya, comment le classifier ? Son style, s’assimile-t-il plus au néo-classicisme de David, au romantisme de Delacroix ou aux inquietantes images du symbolisme ? Que dirions-nous, alors, de la tematique ? La division en styles, périodes et mouvements nous aide-t-elle à comprendre l’art, ou facilite-t-elle simplement la tâche de transformer l’histoire de l’art en une discipline académique ?

Le terme  « pompier »

Thuillier explique qu’est inconnu le moment où est apparu l´usage de ce terme, et qu´ il en va de même pour l’origine de son sens. Il existe differentes théories, comme énumérées ci-après :

1 - Le terme serait une référence malicieuse aux casques utilisés par les guerriers grecs, qui rappeleraient ceux employés par les pompiers [Figure 1];

2 - le terme pourrait être une déformation du terme pompéiste (en référence aux spécialistes de l’étude de la ville romaine ensevelie en 78 de notre Ere), dans l’objectif de ridiculiser le groupe de peintres néo-grec né de l’atelier de Charles Gleyre (1808-1874) autour de 1848 ;

3 - le mot pourrait aussi faire référence aux pompiers de planton durant les événements officiels, comme le Salon de Paris ;

4 - ou encore faire référence aux gardes nationaux présents à l’ouverture des Salons, qui seraient salués par des rapins moqueurs « V’là les pompiers !».

L’auteur explique que, parmi les implications « qui firent le succès du terme »[7], on ne peut négliger « la nuance de moquerie bon enfant qui au XIXème siècle distingue le pompier, simple civil malgré son casque de cuivre éclatant, du véritable militaire »[8], plus imposant. Mais, en accord avec l’auteur, c’est, « surtout, l’homophonie avec pompe, pompeux »[9] qui tend à colorer le mot et qui nous amène à concevoir « des connotations plus logiques, comme incendie, sinistre, tragédie, dévouement ou courage », même si la logique derrière ces connotations n’est pas expliquée par l’auteur. Ainsi, l’artiste pompier « n’est pas seulement celui qui coiffe ses héros de casques éclatants, c´est l’artiste prétentieux et vain qui use d’un style ampoulé, d’un style pompeux »[10].

Le mot n’apparaîtra dans la presse qu’à la fin du siècle, par des déclarations de Degas et de Gérôme au milieu de polémiques, ce qui prouve qu’au moins tant le mot que son sans péjoratif étaient déjà amplement connus. L’auteur indique alors ce qu’il croit être un dualisme duquel dépend l’utilisation même du terme : « art pompier » x « avant-garde » :

Du côté du ‘pompier’, la raideur officielle, l’expression figée, mais aussi la sécurité et la tradition avec ce qu’elle comporte de science et de certitude ; de l’autre, la flamme de l’enthousiasme, la hardiesse de la recherche, mais aussi les dangers de l’aventure , l’inexpérience, la destruction irréfléchie. On sent comment joue ici la dangereuse image contenue dans le mot : le ‘pompier’ attire sur lui tout le ridicule, laissant à la partie adverse l’avantage de l’innovation poétique.[11]

Quant à la période qu’a duré l’art pompier, Thuillier explique que les dates varient d’auteur à auteur, mais comme le concept dépendrait du dualisme pompier/avant-garde, l’essenciel est produit durant l’intervale où cet antagonisme est le plus évident - c’est à dire, entre 1863 (avec le Déjeuner sur l’herbe [Figura 2], de Manet (1832-1883)) et 1914, avec l’anarchie dûe à la Grande Guerre. De cette manière, son sens péjoratif, « qui subsiste pleinement, se double ainsi d’une acception historique capable d’inscrire dans les annales de l’art, pour l’édification des générations futures, le souvenir d’un affrontement salvateur »[12], explique-t-il ironiquement.

On essaya encore, souligne l’auteur, de faire une liaison entre peinture pompier et bougeoisie, et avant-garde et socialisme, dans une dialectique forcée tipique de la production intelectuelle de journalistes et critiques du XXème siècle. Ainsi, l’art pompier ferait nécessairement référence aux institutions officielles, au capitalisme, à la bourgeoisie et aux forces de répression. Quant à l’avant-garde, elle ferait référence aux forces révolutionnaires, donc prolétaires. L’auteur cite l’existence même du Réalisme Socialiste et l’organisation « académique » de l’enseignement des beaux-arts dans les pays sovietiques comme un démantèlement évident de ce point de vue.

L’argumentation politique, selon Thuillier, a été créée très longtemps après que soit apparu l’art pompier, avec l’objectif de lui dessiner un modèle artificiel qui puisse s’emboîter dans la dialectique du discours marxiste. Il suffit de nous souvenir, en complement à l’argumentation de l’auteur, que des artistes comme Bouguereau on activement participé de la Commune de Paris[13], que Gleyre a ouvert un atelier gratuit dans lequel se sont connus Monet (1840-1926), Renoir (1841-1919), Bazille (1841-1870) et Sisley (1839-1899)[14], et que l’Académie des Beaux-Arts, incorporée à l’Institut de France, qui administrait l’École des Beaux-Arts de Paris, élégeait ses propres membres, dans la plupart artistes issus des milieux familiaux et économiques humbles, sinon infortunés.

Plus loin dans le livre, l’auteur revient sur le sujet et rappele que, pour

évoquer les barricades ou la résistance de Paris en 1870, le plus émouvant - surprise - est Meissonier [1815-1891]. Et alors de l’affaire Dreyfus, c’est Degas [1834-1917] qui fait figure d’anti-sémite obstiné, c’est Debat-Ponsan [1847-1913]  qui peint et expose La Vérité sortant du puits [Figure 3], détestable peinture, il est vrai, mais manifeste irrécusable.[15]

Ou encore, dans un paragraphe que nous reproduisons dans son integralité :

D’autant qu’il faut bien reconnaître que les Impressionistes et beaucoup de leurs successeurs, loin d’être, comme on le soutenait, des esprit révolutionnaires, ont traduit des valeurs rassurantes. La rupture avec la peinture traditionnelle ne peut cacher longtemps l’aspect conservateur, voire réactionnaire, de leur inspiration. L’éloge de la nature, des paysages de France, de la jeunesse et de la gaieté, le rejet de toute angoisse métaphysique, le refus de rien remettre en cause de la condition humaine, ni de l’accord fondamental entre l’homme et le monde qui l’entoure: n’étaient-ce pas là des valeurs capables de plaire à la ‘bourgeoisie ‘, haute ou petite, d’où la plupart tenaient leur origine, à commencer par Manet et Monet ? L’Impressionisme, nul ne peut le nier, s’inscrit directement dans une longue tradition de la peinture française qui passe par Boucher [1703-1770] et Corot [1796-1875]. Son mérite éminent, c’est précisément d’avoir, face aux inquiétudes issues du romantisme, réaffirmé avec plus de netteté que jamais l’acceptation simple du bonheur quotidien, du plaisir des sens, de la bauté sans cesse renouvelée des heures et des saisons. Le chemin montant dans les [hautes] herbes [Figure 4], Le Moulin de la Galette [Figure 5] [l’un et l’autre de Renoir] refusent aussi bien La Prise de Constantinople [Figure 6] de Delacroix que La Blanchisseuse [Figure 7] de Daumier [1808-1897]. Renoir rejoint Fragonard [1732-1806]. Or la révolution sociale ne se fait pas à La Grenoullière [Figure 8], ni en écoutant frissoner les peupliers des bords de l’Epte [Figure 9].[16]

Dans le troisième chapitre de son livre, Thuillier fait une fausse suposition, qu’il considère naïvement véridique: que la mémoire des peintres académiques ait eu, dans leurs respectifs pays, plus de chance que celle des peintres français. L’auteur affirme, à la page 26, que, pendant que les critiques et historiens d’art étrangers sont prêts à accepter le jugement négatif imposé aux artistes français, ils ne tensionent guère inclure dans cette condamnation leurs propres artistes et rejettent vigoureusement le terme pompier, si apliqué à leurs gloires nationales.

Thuillier cite la popularité nationale d’artistes académiques comme le polonais Jan Matejko (838-1893), les vénézueliens Arthuro Michelena (1863-1898) et Tito Salas (1887-1974), Feuerbach (1829-1880) et Max Klinger (1857-1920) en Allemagne, Alma-Tadema (1836-1912) et Lord Leighton (1830-1896) en Angleterre, et Eakins (1844-1916) et Sargent (1856-1925) aux États-Unis (bien que ces derniers soient, ainsi que quelques autres cités par l’auteur, difficilement qualifiés comme académiques ou pompiers par n’ importe quel historien). Cependant, se fiant à la réalité brésilienne et aux témoignages comme ceux trouvés en sites comme l’américain « Art Renewal Center »[17], il est possible de déduire qu’il y ait eu une erreur de jugement. Au Brésil, peintres comme Vitor Meirelles et Pedro Américo, malgré le fait qu’ils soient fondamentaux à l’imaginaire historique nacionale, ne reçurent aucune clémence dans les manuels nacionaux d’ Histoire de l’Art, principalement ceux produits à partir de la deuxième moitié du XXème siècle, par exemple ceux de Campofiorito, Bardi et Zanini.

La damnatio memoriae, à laquelle les peintres du XIXème siècle ont été soumis, ne fut pas le privilège d’un seul pays, mais un phénomène commun à toute la civilisation occidentale. Les américains, et plus particulièrement le critique d’art Clement Greenberg, ont choisi un autre terme pour faire référence à l’art de la période : « kitsch »[18]. Le fait qu’on ait, accrochées de façon permanente, des œuvres de peintres comme Rodolfo Amoedo, Zeferino da Costa et Oscar Pereira da Silva dans le Musée National de Beaux Arts dès 1937, par exemple - en même temps que des peintres comme Baudry (1828-1886), Amaury-Duval (1808-1885) et Lenepveu (1819-1898) n’aient pas eu le même privilège au Louvre -, ce qui ne veut pas dire que les artistes brésiliens aient été mieux acueillis par les critiques de leur pays au XXème siècle : dans la plupart des textes, s’agissant de l’histoire d’art brésilien et pendant la plus grande partie du dernier siècle, il était difficle de rencontrer des références à ces peintres et encore moins des reproductions de leurs œuvres.

Les surréalistes et la revalorisation de la peinture pompier

Selon Thuillier, les peintres surréalistes ont été les grands responsables pour la réapparition de l’intérêt pour la peinture pompier. Cette attention renouvellée aurait particulièrement réhabilité la peinture symboliste, à laquelle ont été dédiées diverses expositions pendant la décennie de 1970. Elle eut aussi un rôle fondamental dans la consécration de Gustave Moreau (1826-1898) comme un des grands génies du XIXème siècle, non sans un certain jeu « de rhétorique et une présentation habile qui faisaient du membre de l’Institut et du professeur de l’Ecole des Beaux Arts un peintre solitaire ‘d’avant-garde’ »[19].

Salvador Dalí (1904-1989), spécialement, appréciait les académiques pour leur « science du métier, le fini de la facture, le souci du chef-d’œuvre »[20], et exaltait Meissonier, Detaille (1848-1912), Moreau, Bouguereau, de Neuville[21] (1836-1885), Cormon (1845-1924) et Boldini (1842-1931). Le surréaliste a encore prophétisé : « Nous allons voir l’art pompier rejaillir soudain plus vivant, frais comme la rose »[22].

Considérations sur l’art contemporain et réappréciation de la peinture pompier

Thuillier abandonne un moment l’analyse historique sur le terme pompier et divague sur ce qui lui paraît être une « mise en cause des ‘avant-gardes’ »[23]. Il défend ce qu’il croit être une fatigue  en relation aux avant-gardes qui se succèdent sans cesse depuis 1863, et blâme les États-Unis d’entreprendre un effort de propagande internationale dont le but était de démontrer que le « centre créatif »[24] avait quitté Paris pour New York[25]. Il se demande : « Réussir un jour à piquer l’attention peut-il garantir qu’on est digne de la retenir ? »[26], et conclut, un peu plus tard, non sans une dose d’humeur involontaire, qu’il y a « toujours un artiste, mais l’œuvre d’art s’est entièrement évaporée »[27]. Thuillier accuse la critique d’art de craindre de faire son travail par peur de perdre son image de « champion de l’innovation »[28], et affirme que l’iniciative de changer les choses partait des artistes eux-mêmes, dont l’intérêt se dirigeait vers les techniques et méthodes traditionnelles de peinture. Il cite l’hyperréalisme, ou photorréalisme, comme un exemple de cette réaction.

Ensuite, encore selon l’auteur, une série d’expositions qui a surgi en Europe à partir des années 1970, thématiques ou monographiques, a occasioné la réhabilitation de peintres, « trop facilement rangés sous le terme de ‘pompiers’[,] [...] qui appartenaient en fait à une génération anterieure »[29]. Ce serait le cas d’artistes comme Amaury-Duval et Charles Gleyre. Des expositions, réalisées dans des galeries commerciales à Paris exhibant principalement des dessins, ont aidé une nouvelle appréciation d’artistes comme Georges Brillouin (1817-1893), Henri Lehmann (1814-1882), Gérôme et Ménard (1862-1930). Ainsi, explique l’auteur, la grande masse de peintres pompiers a commencé à s’individualiser , ce que rendait impossible une « condamnation générale »[30], selon les normes jusqu’ici appliquées.

Encore dans les années 1970, de grandes expositions ont commencé à apparaître (mais rarement à Paris), sur des pompiers comme Gérôme, Bouguereau et de Neuville. En 1966, est apparu le premier livre important sur la période depuis les années 1920: Les Maîtres de la Belle Époque, de Crespelle, mais qui n’échappait pas encore aux clichés et aux sarcasmes sur la peinture pompier - ainsi comme une grande partie de la critique, encore assez hostile. Cependant, ces expositions et d’autres encore - comme le Musée du Luxembourg en 1874 et  Art Pompier - Anti-Impressionism, les deux de 1974 -, et aussi des livres comme The Academy and French Painting in the 19th Century (1971), de Albert Boime, ont été suffisant pour aviver l’intérêt du public et des collectionneurs d’art.

À l’académie, des thèses et des essais on été redigés pour éclairer certains mythes sur l’art pompier et l’État français de la IIIème République, comme l’affaire du Legs Caillebotte[31].

Thuillier demande encore, une appréciation des peintres pompiers et des peintres d’avant-garde en plus des clichés, des stéreotypes et des opinions formées. Quant aux peintres académiques du XIXème siècle, il annonce déjà : « leur canonisation n’est pas requise »[32]. Néanmoins, il reconnaît que les grands admirateurs de l’avant-garde baisseront difficilement la garde en relation à l’art académique. « Soit sclérose du regard », lamente l’auteur, « soit crainte d’être accusés de palinodie, ils refusent toujours de traiter ces peintres [académiques] [...] sur le même pied que tous les autres peintres du passé »[33], ce qui, selon lui, avait déjà été dénoncé par Thérèse Burollet en 1968, comme un « phénomène analogue au refus du gothique par la Renaissance et le XVIIème siècle »[34]. Pendant ce temps, un abordage sans préjugé lui paraissait être quelque chose de naturel « des générations plus jeunes »[35]. Cette prophecie paraît s’être concretisée avec l’essor de l’intérêt pour des artistes de cette période, que ce soit en recherches, livres ou même sur le marché de l’art.

Il avertit que c’est une erreur d’étudier l’art du XIXème siècle en excluant la notion de « genre ». L’histoire et l’évolution de la peinture de paysage, du portrait et de la nature-morte, par exemple, ne sont pas « nécessairement ni entièrement liée[s] »[36]. C’est la raison pour laquelle il n’est pas, du point de vue méthodique, correct de mélanger les peintres d’avant-garde, peintres essentiellement paysagistes, et muralistes comme Baudry.

Thuillier fait le même commentaire en regard à la qualité des peintres du même style. Ils ne sont pas tous du même niveau. Selon lui,

Le mélange [des peintres bons et mauvais] ne sert pas à approfondir l’analyse historique, mais à ridiculiser tout l’ensemble considéré. Or dans toute époque [,] le génie côtoie le talent, et le talent côtoie la pire médiocrité. Il est mal-honnête d’associer Bonnat [1833-1922] et Paul Gervais [1859-1936], Besnard [1849-1934] et le scabreux Albert Guillaume [1873-1942], les évocations lyriques de Jean Paul Laurens [1838-1921] et les pauvretés épicées de Paul Jamin [1853-1903]. La résurrection des morts se fait nécessairement dans un grand désordre. [...] [Mias il] n’est pas, en histoire de l’art, de Jugement dernier, et personne ne saurait prétendre à jouer Dieu le Père : mais la tâche des années qui viennent sera certainement d’établir [,] selon les mérites [,] une hiérarchie sévère, et une hiérarchie fondée sur un inventaire scientifique, sur des tableaux nettoyés et vus en bonne lumière, non sur quelques photographies en noir remontant souvent à 1900 . [37]

L’avenir du terme pompier

L’auteur reconnaîtra encore au deuxième chapitre de son œuvre, que certains auteurs préfèrent utiliser le terme « académique » à la place de « pompier », parce que celui-là

leur paraît plus impartial et d’allure moins familière. Mais ce dernier possède une étymologie aussi manifeste que contraignante, et l’on s’en est beaucoup servi dans d’autres domaines - université et littérature notamment ; de sorte qu’il manque de souplesse, et risque fort de ne pouvoir s’enrichir des implications neuves et multiples qui sont nécessaires à un instrument conceptuel.[38]

Par contre, au dernier chapitre, il envisage la possibilité que l’on choisisse un terme pour couvrir toute la période entre 1848 et 1914. Comme il a été fait pour le baroque et le néo-classique. Il affirme que

Pour des raisons diverses, « victorien » ou « académique » n’ont aucune chance. Seul « pompier » est assez vague, assez intraduisible, assez « absurde » pour l’emporter, comme jadis gothique ou baroque.[39]

Le pari que Thuillier fait sur la survie du terme « pompier » s’est avéré équivoqué. Même si tous ont déjà lu - et plus rarement, étendu - le terme pompier, les auteurs ont systématiquement ignoré son usage. « Académique » a été le terme enfin élu par la plupart des textes produits dans les 15 ou 20 dernières années. En Angleterre, en opposition au pari de Thuillier, « victorian » a été le terme utilisé pour l’art britannique de la période correspondante à celle de l’art pompier. « Académique » est, certes, un terme aussi imprécis que « pompier », mais qui a peut-être été considéré favori entre les auteurs pour ne pas être si chargé de connotations moqueuses que celui-ci, ou pour avoir un sense peut-être plus large.

L’auteur explique, envisageant possiblement l’échec de son choix, que

le succès d’un mot et sa durée, surtout sur le plan international, tiennent à des facteurs impondérables, et plus encore imprévisibles. Le prestige d’une exposition, l’autorité d’un critique, l’audience d’un livre suffisent pour changer la fortune d’un mot. Nous avons dit que l’historien doit parfois s’intéresser au présent : il ne doit ni ne peut faire de prédiction.[40]

Thuillier croit que, dès que l’on cesse d’étudier l’art de la période par le biais de l’opposition « pompier x avant-garde », il est possible que le terme disparaisse - ce qui paraît être en train d’arriver en ce moment. Selon Sonia Gomes Pereira, les chercheurs des dernières décennies ont rejetté cet abordage dichotomique sur l’art du XIXème siècle :

Plusieurs travaux démontrent que les frontières entre ces deux catégories [académique et avant-gardiste] n’ont jamais été délimitées d’une façon absolument nette ; au contraire, les limites sont souvent floues dans la pratique des artistes, malgré le fait que le discours sur l’art converge fréquemment vers la radicalisation.[41]

En fait, peut-être faudrait-il faire un retour vers l’interrogation iniciale de l’auteur, et nous demander jusqu’à quel point les termes et concepts nous aident à étudier l’Histoire de l’Art, spécialement l’art de cette période - si riche et si complèxe qui est considerée par Thuillier lui-même « un second âge d’or de la peinture européenne »[42].

Traduction de Valérie Deneux et Marcelo Gonczarowska Jorge


[1] THUILLIER, Jacques. Peut-on parler d’une peinture « pompier » ?. Paris: Presses Universitaires de France, février 1984.

[2] Sur les critiques à l’exposition permanente d’œuvres académiques au Musée d’Orsay au moment de son ouverture, consulter ROSEMBLUM, Robert. Paintings in the Musee d’Orsay. New York : Stweart, Tabori & Chang, 1989.

[3] Auteur grec, ayant vécu au VI siècle a.C.

[4] THUILLIER, op. cit., p. 9.

[5] Idem, ibidem, p. 14.

[6] Idem, ibidem, p. 14.

[7] Idem, ibidem, p. 19.

[8] Idem, ibidem, p. 19.

[9] Idem, ibidem, p. 19.

[10] Idem, ibidem, p. 19.

[11] Idem, ibidem, p. 20.

[12] Idem, ibidem, p. 22.

[13] BARTOLI, Damian; ROSS, Fred. William Bouguereau (1825-1905). Nova York: Art Renewal Center, 2000. Disponible à: <http://www.artrenewal.org/articles/On-Line_Books/Bouguereau_William/bio3.php#Career > Accès : 13/03/2011.

[14] MARTIN-FUGIER, Anne. La vie d’artiste au XIXe siècle. Paris : Hachette Littératures, 2007, p. 52.

[15] THUILLIER, .op. cit., p. 46.

[16] Idem, ibidem, p. 46-47.

[17] Disponible à: <www.artrenewal.org>.

[18] Le terme est désormais utilisé pour désigner aussi certains artistes contemporains comme Jeff Koons, du Pop Art, ou Odd Nerdrum, qui assume ironiquement le label de « kitsch ».

[19] THUILLIER, .op. cit., p. 33.

[20] Idem, ibidem, p. 34.

[21] Dans le texte original, Thuillier rédige “Deneuville”, orthographie incorrecte.

[22] THUILLIER, .op. cit., p. 34.

[23] Idem, ibidem, p. 35.

[24] Idem, ibidem, p. 36.

[25] Sur ce sujet, voir SAUNDERS, Frances Stonor. Quem pagou a conta ? A CIA na Guerra Fria da Cultura. Rio de Janeiro : Record, 2008. Le livre démontre les efforts faits par le gouvernement américain depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, pour exporter l’art américan en Europe, principalement, dans le but de neutraliser l’influence communiste sur les intellectuels européens.

[26] THUILLIER, .op. cit., p. 36.

[27] Idem, ibidem, p. 36.

[28] Idem, ibidem, p. 37.

[29] Idem, ibidem, p. 38.

[30] Idem, ibidem, p. 39.

[31] Sur ce sujet, voir VAISSE, Pierre. A estética do século XIX: da lenda às hipóteses. 19&20, Rio de Janeiro, v. V, n. 1, jan. 2010. Disponível em: http://www.dezenovevinte.net/ha/vaisse.htm.

[32] THUILLIER, .op. cit., p. 52.

[33] Idem, ibidem, p. 55.

[34] Idem, ibidem, p. 56.

[35] Idem, ibidem, p. 55.

[36] Idem, ibidem, p. 59.

[37] Idem, ibidem, p. 60.

[38] Idem, ibidem, p. 18.

[39] Idem, ibidem, p. 64.

[40] Idem, ibidem, p. 64.

[41] PEREIRA, Sonia Gomes. Depois do moderno e em plena contemporaneidade, o desafio de pensar a arte brasileira do século XIX. VIS - Revista do Programa de Pós-Graduação em Arte, v. 7, n. I, 2008. Brasília, Editora PPG, 2008, p. 73.

[42] THUILLIER, .op. cit., p. 61.